Les rues d’Amphis vibraient aux rythmes des milliers de pieds qui foulaient les pavés. Ce-jour-là tous les habitants avaient quitté le confort de leur demeure pour prendre part à l’alégresse générale. L’harmonie dissonante qui flottait dans l’air sonnait comme une invitation à se joindre à la fête, comme la promesse de faire partie d’un tout indivisible. Des sourires s’affichaient sur toutes les bouches tandis que les promeneurs déambulaient de place en place guidés par les notes de musique. Les marchands, eux, faisaient bon commerce en ce jour où l’on dépensait plus que de raisonnable.
Pour sa fête, Amphis s’était parée de mille couleurs : des fanions avaient était tendus au-dessus des rues, les fontaines avaient été garnies de fleurs éclatantes et les devantures avait été repeintes. Tous les officiers et les habitants s’étaient portés volontaire pour faire resplendir la ville car cette fête avait une saveur particulière. On fêtait dix ans de liberté, dix ans depuis la fin de la guerre qui avait instauré la souveraineté des habitants.
Alors, c’était leur identité que les amphissais défendaient ce jour-là, sous les bannières orange de la ville. On chantait vivement, on riait aux éclats car enfin il n’y a pas meilleures réponses à la guerre que la vie. Les festivités n’étaient pas menées dans des intentions orgueilleuses, on vivait là seulement le bonheur de la liberté.
A midi tapante une procession était partie du palais de justice en direction de la grande place. Elle devait faire un détour vers les quartiers nord et le port. Les habitants s’étaient dispersés tout au long du trajet pour suivre l’impressionnant cortège de leurs propres yeux. Des artistes, musiciens, acrobates et pyrotechniciens, avaient pris la tête, suivit de près par les officiers municipaux. Au centre de la procession marchaient les plus hauts dignitaires de la ville.
L’itinéraire avait été tracé avec minutie. On partait du palais de justice dans les beaux quartiers à l’ouest, puis on remontait vers le nord et son odeur continuelle de poisson séchant au soleil. On allait ensuite saluer la mer Intérieur pour la remercier des richesses qu’elle offrait. Enfin, on longeait la côte par le chemin des sentinelles qui serpentait contre la falaise jusqu’à l’ancienne place Royale, renommée si justement, place de la République.
Tout au long du trajet, des officiers avaient été placés à chaque coin de rue pour prévenir toute agitation de la foulequi pourrait venir perturber le cortège. Cependant, il y avait un endroit qu’ils n’avaient pas assez étudié, certainement avait-on décider du trajet en regardant des cartes sans même se vérifier les rues empruntées. Les ruelles des quartiers nord, et c’était de notoriété publique pour ses habitants, n’avaient plus grand-chose à voir avec les cadastres officiels. Au fils des années des maisons en bois brinquebalantes s’étaient construites en empiétant sur les chaussées pour faire face au manque de logement. Alors il y avait ce carrefour, à deux blocs du port, si étroit que la procession devrait s’allonger pour le traverser, laissant les ministres à l’écart des officiers engagés pour les protéger.
C’était son ouverture, Ronie le savait. Une poignée de seconde seulement lui suffirait pour agir et prouver sa valeur aux yeux des siens. Elle avait étudié le carrefour dans tous ses recoins, par quel coté fuir, sur quelle gouttière grimper si les choses ne se passaient pas comme prévu. Son plan en tête était clair.
Alors, depuis le matin, elle s’était postée sur le perron d’une habitation, cachée par l’ombre du renfoncement à attendre son moment. Aux premières heures de la journée, les rues s’étaient rapidement vidées. Les marchands plus ou moins honnêtes avaient rejoint les quartiers centraux pour vendre quelques babioles en l’honneur de la ville et le reste des habitants des quartiers nord en avaient profité pour se joindre aux festivités. C’était sur les coups de midi que les rues s’étaient de nouveau remplies. Ce n’était pas souvent que l’on voyait le gouvernement fouler ces rues imprégnées d’une forte odeur marine, alors le spectacle valait le détour.
Ronie n’avait pas bougé, ses yeux noirs perçaient la foule pour remarquer le moindre changement dans son attitude. Elle devait notés quels chemins prendre et lesquels avaient été condamnés par une marrée humaine, si jamais elle devait prendre la fuite. Une clameur lui indiquerait aussi l’arrivée de la procession. Par reflexe, l’adolescente tenta de passer une mèche de cheveux blonds derrière son oreille mais ils retombèrent aussi sec devant ses yeux, trop courts pour être retenus. L’état de concentration extrême dans lequel elle se trouvait ne lui permettait même pas de remarquer l’inutilité de son geste. Dans, ces instants qui précédaient l’action, l’adolescente était toujours dans un état second, comme loin de son corps, ses sens uniquement tournés vers l’intérieur.
Puis finalement elle le sentit. Ce fut un frisson d’abord, un murmure parmi la foule, puis la musique se fit entendre. Le bruit des tambours suivit des cuivres raisonnait, prisonnier du labyrinthe de rues. Avant même d’avoir pu apercevoir quoi que ce soit, Ronie sut que le spectacle était grandiose. La lumière chatoyante vint ensuite, se reflétant sur les façades en bois noircis. Le foule en amont s’extasiait à chaque jet de lumière. Ronie put enfin apercevoir la procession menée par une troupe d’officier qui tentaient de vider les rues pour faire de la place. L’un d’eux sifflait l’air visiblement agacé de la résistance des habitants. L’adolescente, quant-à-elle, dissimulée sur le perron ne fut pas inquiétée. Personne ne la remarqua.
Pendant ce temps une partie des habitants dont les fenêtres donnaient sur le carrefour était remontés pour observer le cortège de plus haut. Les artistes arrivèrent peu après les officiers. Ronie remarqua un homme dont le visage était barré d’une cicatrice et qui frappait d’un rythme régulier sur un tambour aussi gros qu’elle. Elle admira ses bras musclés qui s’élevaient hauts pour pouvoir percuter la peau de l’instrument à grande vitesse. Il ne souriait pas, concentré à sa tâche.
Derrière lui apparu une femme à la chevelure flamboyante nouée dans une tresse désordonnée. Au premier abord, elle ne semblait rien faire, perdue dans la foule d’artiste. Puis, elle prit une gourde accrochée à sa ceinture et la porta à sa bouche. Elle se saisi d’une torche qu’elle tint au-dessus de son visage. L’air aussitôt s’enflamma dans un jet de feu qui dépassait le premier étage des maisons. Ronie resta béate devant le spectacle, elle n’avait jamais rien vu de tel. Ils étaient huit cracheurs de feu qui faisaient danser les flammes en chœur au rythme de la musique.
La procession continua son chemin sous la clameur des habitants aux fenêtres. Il ne manquait pas grand-chose pour que l’un d’entre eux fusse roussi par les flammes. Mais insouciants, les spectateurs applaudissaient avec joie.
Après les cracheurs de feu, ce fut le tour des jongleurs et acrobates, suivit des officiers municipaux. Après eux, les hauts dignitaires firent leur apparition. C’était le moment. La ruelle du carrefour perpendiculaire à celle où Ronie se trouvait ne permettait pas de passer à plus de trois ou quatre à la fois. Le trafic se décongestionnait à la suite où il fallait accélérer le pas pour ne pas ralentir la procession.
Ronie vit arriver le ministre de la justice et sa femme. Sa cible. Il fut facile de le reconnaitre car l’homme orgueilleux avait fait poser devant le palais une statue à son effigie. Alors, elle s’élança, une planche avec des roues dévalait devant elle la pente de la ruelle. Elle l’avait lâché à la seconde près pour qu’elle atteigne son objectif. La planche cahota sur le pavé avant de venir cogner dans la cheville de la femme du ministre qui poussa un cri avant de tomber en avant.
- Pardonnez-moi M’dame, je suis désolée. J’ai perdu le contrôle, haleta Ronie convaincante en arrivant à sa hauteur juste une fraction de seconde après l’accident.
La foule avait à peine eu le temps de réagir que l’adolescente avait pris la femme par la main pour l’aider à se relever. Cette dernière était trop sonnée pour formuler une quelconque protestation. Une fois sur ces deux pieds elle épousseta sa charmante robe orange.
Ronie sentit une main se saisir de son épaule et elle sursauta.
- Pousse-toi de là ! Et ne t’approche pas de ma femme, ordonna la ministre dans son dos.
Avec sa main il faisait signe de la chasser comme on se débarrasse une mouche. Adolescente fut un bond en arrière et son dos vint se coller sur la façade de la maison derrière elle. Pendant ce temps, le reste de la procession les doublaient par l’autre côté pour ne pas ralentir.
La femme passa une main distraite sur ses cheveux impeccablement coiffés d’un chignon élégant, avant de reprendre ses esprits.
- Nerai, tu vois bien qu’il n’a pas fait exprès...
Elle devait prendre Ronie pour un enfant que la jeunesse excusait. Elle lui offrit un sourire pour lui faire signe qu’elle ne le lui en voulait pas. Le ministre, quant-à-lui, ne répondit rien, en gardant les dents serrées. Il jugea l’adolescente des pieds à la tête, ses cheveux blonds et ses habits noircis par la crasse. Il ne s’arrêta pas sur son regard faussement effrayé, ni sur son poing fermement serré.
Le couple allait repartir sans rien ajouter de plus quand il y eu une autre bousculade. Ronie s’était penchée pour récupérer sa planche et s’était cogné la tête contre la cuisse du ministre.
- Mais vas-tu t’en aller ?! s’emporta-t-il. Oust, avant que j’alarme les officiers !
- Pardon Monsieur, s’excusa encore l’adolescente en baissant la tête, l’autre poing fermé cette fois.
Ronie pris sa planche sous le bras, évita les autres processionnaires qui continuaient de marcher et se rua en dehors de la cohorte. En quelque pas elle avait disparue aussi vite qu’elle était venue. Rapide. Indolore.
L’adolescente quitta le carrefour en se faufilant tel un félin dans une passe souterraine qui menait aux égouts. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Elle avait réussi sa mission ! La première d’une telle envergure qu’elle avait menée elle-même. Si son cœur se faisait plus léger ses poches, elles, s’étaient un peu alourdies. Cachée dans un recoin de la passe, Ronie sortit de son pantalon la bourse richement décorée qu'elle venait de voler au ministre. Elle la soupesa, il devait y en avoir pour une petite fortune là-dedans. L’adolescente sourit.
Elle continua la passe sur la longueur d’un bloc, éclairée par une torche qu’elle avait allumé. L’endroit n’était pas haut, elle devait se courber pour avancer sur ses deux jambes. Au milieu de la passe, les eaux usées noires coulaient dans un petit canal en dégageant une odeur pestilentielle. La pierre suintait d’humidité et d’excréments. Mais, Ronie avait l’habitude du trajet et ne prêtait pas attention à la saleté des lieux.
En tournant à droite, elle arriva dans une nouvelle passe dont le canal était cette fois vide. Depuis longtemps les eaux n’y coulaient plus et petit à petit l’odeur s’estompa et l’humidité disparu des murs. Elle la continua sur une longueur de trois blocs avant de s’arrêter à un nouvel embranchement condamné par une grille. Elle passa sa main entre les barreaux pour récupérer un sac à dos en tissu qu’elle ouvrit pour en sortir un pantalon et une chemise propre.
Ronie commença alors à se changer. Elle grimaça en enlevant le bandage qui lui compressait la poitrine mais qui lui avait permis un peu plus tôt de se faire passer pour un jeune garçon. A la lueur des flammes, elle remarqua les traces violacées qui se dessinait au-dessus de ses seins. A cet endroit la peau était très endolorie. Passer sa nouvelle chemise ne fut pas plus agréable.
Une fois habillée, elle continua la passe jusqu’à un nouveau jour. Ronie jeta un coup d’œil circulaire dans la rue avant de sortir une fois sûre d’être seule. Elle marcha en direction du sud-ouest, se mêlant discrètement à l’agitation. Sur les premières places qu’elle traversa des musiciens s’étaient installés et jouaient des airs entrainants. Un espace avait été laissé libre où dansaient les passants en ronde. Elle s’arrêta un instant au bord d’une fontaine où flottaient des pétales de rose. Alors que les yeux de tous étaient rivés sur les danseurs, elle en profita pour prendre de l’eau dans les mains et se débarbouiller le visage et la chevelure. Une partie de la crasse noire disparut diluée dans la fontaine.
Après s’être vulgairement essuyé le visage et essoré les cheveux qui arboraient maintenant un blond plus éclatant, Ronie repris la route. Elle ne s’arrêta pas sur les places plus au sud qui, bien que plus richement décorées, était d’un vide morne. Les gens des beaux quartiers avaient quitté les lieux depuis longtemps pour se rendre sur la place de la République en attendant la procession.
L’adolescente arriva sur le perron d’une maison d’un blanc éclatant, identique à toute celle de la rue. L'étage de la demeure jetait une ombre sur la rue qui fit frissonner Ronie dont le col de la chemise était trempé par les gouttes dégoulinant de ses cheveux. En utilisant une clé cachée dans la doublure de son sac à dos, elle ouvrit la porte au-dessus de laquelle flottait un drapeau au couleur de la ville.
Ronie entra dans une grande pièce aussi vide que silencieuse. Elle marcha à pas de loup, mais le bruit de ses sandales frappant le sol résonnait sur les murs dépouillés. Pas un meuble ne venait agrémenter les lieux, seuls deux escaliers face à face montaient en direction de l’étage. Au milieu, une arche élégante avait été découpée dans le mur. Depuis la porte, on pouvait y apercevoir un patio fleuri et arboré. Ce style architectural faisait légion dans le centre d’Amphis où les températures étaient douces tout au long de l’année. A l’étage une coursive courait tout le long de la façade pour desservir les différentes pièces du logement.
Ronie se rua sur l’escalier gauche. Les demeures avaient longtemps appartenu aux familles nobles de la ville servant parfois uniquement de logement secondaire. Depuis, le peuple avait peu à peu pris le contrôle et les maisons avaient été séparées pour abriter plusieurs familles. Celle-ci n’en comptait que deux, se partageant les lieux équitablement entre est et ouest.
L'adolescente avait déjà atteint le première marche quand une voix lointaine se fit entendre :
- Mademoiselle Ronie, vous êtes rentrée ?
Un homme que le temps avait ridé apparut à l’entrée de l’arche. Il s’avançait en claudiquant jusqu’à la première marche.
- Vous voilà, enfin ! continua-t-il. Votre mère vous a cherché toute la matinée. Elle voulait que vous vous rendiez ensemble au spectacle. En partant, elle m’a chargé de vous tirer les oreilles à votre retour.
Ronie s’était arrêtée au milieu des marches dès que l’homme avait franchi l’arche. Depuis son perchoir, elle pouvait apercevoir les yeux cernés de l’intendant qui n’avaient rien perdu de leur malice. Murel travaillait pour la famille depuis bien avant la naissance de l’adolescent. Elle l’avait toujours connu, affairé aux tâches ménagères ou à la cuisine, mené d’un entrain à toute épreuve. Il était là, comme l’âme même de la maison.
- Si c’est un ordre de maman alors, je ferais mieux de lui obéir, répondit Ronie d’un ton rieur.
Elle passa machinalement, un main dans ses cheveux humides avant de l’essuyer son pantalon. Murel la jugea de haut en bas, d’un regard inquisiteur, sans pourtant faire note de son accoutrement.
- Vous devriez vous changer avant de la rejoindre.
Il prit le torchon qui pendait à sa ceinture et l’agita à grand coup en direction de l’adolescente.
- Oust, papillon ! lui ordonna-t-il.
Ronie franchit encore quelques marches en riant. Elle attendit d’avoir atteint le palier supérieur pour lancer avant de disparaître.
- Je lui dirais que t’a fait ton possible pour me forcer à la rejoindre… quand je la verrai ce soir.
L’homme en bas grogna sans conviction. Il n’avait jamais prétendu la faire obéir, ce n’était même pas son travail. Il aimait Ronie comme sa propre petite-fille mais il le savait, tôt ou tard cette enfant lui donnerait à ses parents et à lui une crise cardiaque.
Ronie poussa la porte de sa chambre avec empressement. C'était une petite pièce sommairement meublée. Le lit juste assez large pour une personne adulte était impeccablement tiré. Aucun vêtement, aucun objet n'avait été laissé dans un coin : l'endroit était impeccable. Vide. Rien ne figurait sur les murs. Pas une babiole souvenir n'apparaissait sur le bureau, comme si on avait voulu aseptisé les lieux..
Ronie vérifia deux fois que la porte était bien fermée, avant de s'asseoir sur son lit et d'ouvrir son sac à dos. Un poussière noire suivit ses vêtements rangés en boule à mesure qu'elle les sortait. Puis, elle mit la main sur la bourse qu'elle avait chapardée plus tôt. C'était un bel ouvrage, finement travaillé. La broderie reprenait des décors marins qui avaient longtemps étaient le symbole des familles bourgeoises de la région. Ronie l'admira encore une fois, et la posa sur le lit.
Elle cherchait autre chose. Un objet encore bien plus précieux. En retroussant le pantalon qu'elle avait porté plus tôt. Quelque chose tomba, dans un petit cliquetis métallique. Elle le ramassa avant de l'approcher de ses yeux.
C'était une bague, un bijou certainement précieux. Sur l'anneau fin était gravé les quelques mots : "La mer à ton doigt", et il était serti d'une petite pierre cristalline. Après l'embuscade rudement bien menée, quand Ronie avait aidé la femme du premier ministre à se relever, l'adolescence en avait profité pour faire glisser la bague des doigts fins de sa victime. Cette dernière ne s'était rendu compte de rien, trop hébétée par sa chute.
Ce bijou n'était pas ce que Ronie avait initialement prévu de voler, elle avait visé la bourse, mais en la voyant au doigt de la femme du ministre, elle n'avait pas pu resister.
Ronie observa la bague de plus prêt. Elle était de fine manufacture, certainement montée récemment, peut-être même fabriquée expressément pour sa propriétaire. Enfin, son ancienne propriétaire. La pierre était grise, presque transparente. Elle n'était pas très imposante, un peu cachée dans son montoir mais ses lignes étaient quasiment parfaites.
Ronie sourit. La récolte avait définitivement été fructueuse.
Laissant ses trésors de côté, l'adolescente ouvrit la fenêtre qui donnait sur le rue pour épousseter ses vêtements recouvert de suie. Ce fut quand elle se retourna qu'elle vit l'éclat. Une fine bande bleue, qui se dessinait dans le cristal.
"La mer à tes doigts".
Le cœur de Ronie bondit dans sa poitrine et son sang ne fit qu'un tour. Sa respiration s'était saccadée tandis que ses pensées filaient vite dans sa tête.
Sans même prendre le temps de plier ses vêtements sales. Ronie sauta en dehors de sa chambre, la bourse dans une main et la bague dans l'autre. Elle dévala les escaliers à toute vitesse. Dans la cuisine, Murel haussa les épaules en entendant le grabuge. Qui savait ce que la petite mijotait encore ?
Le trajet d’un pas rapide mena l’adolescente plus au Sud encore, en direction de la bordure extérieure. A l’extrémité de la ville, un immense mur projetait son ombre sur les habitations les plus proches. D’en bas il paraissait interminable, construit dans un seul bloc de pierre. C’étaient les murailles qui protégeaient Amphis de leur puissance colossale. La légende voulait qu’elles aient été construites par une horde de géants commandés par la Reine Atara. On disait que la puissante guerrière avait sauvé l’humanité lors de la guerre primordiale opposant hommes et démons. Ronie, comme la majorité de ses contemporains, ne prêtait que peu d’attention aux vieilles histoires folkloriques.
Elle arriva au pied d’un immeuble. Le bâtiment n’était en rien différent de ses voisins. Sa pierre grise, toujours à l'ombre, donnait à l’ensemble aspect morne. Sur le côté droit de la façade, il y avait un renforcement juste assez grand pour contenir un porte dissimulée des regards. Ronie y frappa des coups rythmés par une sortie de mélodie inaudible. Aussitôt la porte s’ouvrit dans un grincement. La pièce de l’autre côté de la porte était vide. Ronie gravit à toute vitesse deux étages qui la menèrent à un couloir longiligne. Une série de portes s’alignaient de part et d’autre mais ce fut vers la vieille tapisserie poussiéreuse qu’elle se dirigea. Elle en souleva le pan pour laisser apparaître une nouvelle porte dissimulée. La coursive qui s'ensuivait n’était éclairée par aucune source de lumière et elle était à peine assez large pour que l’adolescente puisse y marcher de face.
Après le long trajet à travers le labyrinthe qu’était le bâtiment, Ronie commença à entendre les premières voix. Elle entrait dans le Repaire. De toutes les lieux de la ville, l'antre des voleurs était certainement l'un des mieux dissimulés. Niché entre deux bâtiments, personne ne soupçonnait jusqu'à son existence.
Ronie arriva dans le vestibule. Deux hommes aussi grands l'un que l'autre discutaient dans un coin de la pièce. Dès qu'il l'aperçut l'un d'eux lui sauta au cou.
- Qui t'es toi ? Qu'est ce que tu fais là ? aboya-t-il.
Pour toute réponse Ronie sortit le bourse de sa poche et la tendit à l'homme.
- Relaxe, dit l'autre d'un ton rieur pendant que le premier observait l'objet avec intérêt. C'est la p'tite de Gadiel.
-Et que fait-elle ici sans lui, la p'tite de Gadiel ? demanda le premier sans conviction pour l'explication de son compère.
Il tenta de lui chaparder la bourse mais Ronie ferma la main juste à temps. A les observer le plus prêt, les deux hommes partageait sans aucun doute un lien de parenté, leur ressemblance était frappante. Le second cependant avait dans le regard un éclat que le premier ne procédait pas et ses cheveux étaient plus clairsemés.
- Je viens voir Dana, répondit l'adolescente à la question qui lui avait été indirectement posée.
Le plus jeune des hommes éclata de rire.
-Tu penses que tu peux te pointer là, sans ton mentor et exiger de voir la cheffe ? Et comment ça juste en demandant ?
Ronie garda son sérieux, le deuxième homme aussi. Il avait maintenant le visage pensif. La gamine avait commencé son entraînement à la Société depuis peu, mais elle semblait déjà gravir les étages à grands pas.
- Laisse la faire, dit-il à son frère en se grattant la barbe naissante.
Il regarda Ronie d'un air de défi, se demandant si elle allait vraiment rendre visite à la cheffe des voleurs sans avoir été conviée. L'audace était après tout une caractéristique qui rapportait souvent dans leur milieu.
L'autre homme obéit non sans un grognement. Il recula pour laisser le champ libre à l'adolescente.
- Messieurs, dit celle-ci en faisant une courbette une fois la voie dégagée.
Avec le temps son insubordination lui coûterait peut être cher mais pour l'instant Ronie profitait de son impunité.
L'adolescente n'avait mis les pieds qu'une fois dans le bureau circulaire où siégeait la cheffe des voleurs, mais elle avait passé assez de temps dans le Repaire pour savoir où il se trouvait.
Au dessus de la porte était gravé l'écusson des voleurs, deux lignes formant à la suite droit demi-cercles chacun. Il était surmonté de la phrase écrite en lettre majuscule :"Société des Exocoetus Volitans". Ronie frappa à la porte sans savoir si on lui répondrait. Quand elle pensait à la raison de sa venue, son cœur reprenait ses battements vifs.
-Entrez, répondit-on aussitôt de l'autre côté.
La femme qui avait parlé était assise derrière un bureau en bois sombre richement gravé. A sa droite se trouvait un homme fluet qui observa Ronie entrer avec un œil mauvais. Il ne fallait pas être devin pour savoir à quel point il crevait d'envie de renvoyer la gamine d'où elle venait, mais il n'était pas en charge. La femme, au long cheveux bruns, quant-à-elle semblait plus attentive à l'adolescente. Elle se tenait droite dans sa chaise, le visage éclairé par un feu de cheminé, seule source de lumière de la pièce.
- Quelles affaires d'amènent ici ? lui demanda-t-elle d'un ton bienveillant mais ferme.
- C'est l'apprenti de Gadiel, se sentit obligé d'ajouter l'homme.
Dana le fit taire d'un geste main, ce n'était pas à lui qu'elle avait posé une question. Ronie ne prêta pas plus d'attention à l'homme, elle répondit :
- La semaine dernière Gadiel m'avait proposé de faire le Test, car il pensait que j'étais prête à rentrer dans la Société.
- C'est à lui de venir nous voir pour confirmer ta réussite, pas à toi, répliqua l'homme aussi sec.
Cette fois Dana lui lança un regard noir. Aussitôt l'homme baissa les yeux en direction de la liasse de papiers qui jonchait le sol. Il régnait dans le bureau un désordre sans nom. Des tas de babioles et de feuilles étaient dispersées sur le parquet tandis que le plus gros de l'espace était occupé par des tableaux imposants qui se chevauchaient, sans même être accrochés aux murs. Mais les occupants ne semblaient pas y prêter attention.
- Continue, ordonna Dana.
-Alors j'ai préparé mon coup, reprit Ronie que l'excitation de la découverte rendait fébrile. Je voulais récupérer quelque chose qui ne dépassait pas mes compétences tout en étant assez reconnaissable pour vous prouver ma réussite.
Ronie sortit alors la bourse de sa poche et la pausa sur le bureau pour que Dana s'en saisisse. Après l'avoir examiné, la cheffe des voleurs remarqua :
- Tu as volé un ministre.
Sa voix était empreinte d'un certaine admiration. Elle avait reconnu le monogramme du membre de gouvernement sur les motifs bourgeois. L'objet était certainement l'un des plus simple à voler mais le statut de son propriétaire rendait la tâche bien plus ardue.
Cependant, aussi digne d'admiration qu'était le vol de l'adolescente, il ne méritait pas de déranger la cheffe. Dana planta son regard bruns dans les yeux tout aussi foncés de Ronie, en attendant la suite de ses explications.
- Mais j'ai trouvé quelque chose d'autre.
Elle passa une main dans ses cheveux trempés par la sueur. Il régnait dans la pièce une chaleur étouffante.
- C'est à l'intérieur, conclue-t-elle.
Un éclair de curiosité passa dans les yeux de Dana. La petite savait faire monter la tension. Elle ouvrit le fermoir de la bourse pour découvrir la bague volée à la femme du ministre.
- C'est quand je l'ai mis à la lumière que j'ai compris, expliqua l'adolescente.
Dana leva vivement les yeux vers Ronie. Elle la sonda de son regard noir. Puis elle se retourna vers l'homme qui se tenait toujours à ses côtés et lui dit :
- Lev, tu peux vous laisser.
Ce n'était pas une question mais un ordre.
L'homme ouvrit la bouche pour protester avant de se raviser. Il jeta un regard assassin à Ronie avant de quitter les lieux, comme il avait été prié.
Quand il eut disparu, Dana fit signe à l'adolescente de tourner le verrou, puis elle prit la bague et la rapprocha du feu. Aussitôt le joyau se mit à resplendir une lumière bleutée.
Dana resta bouche-bée devant le spectacle. Elle convia Ronie à se joindre à elle, et sans détourner les yeux de la pierre lumineuse, elle ajouta :
- Les joyaux perdus d'Atara.
La cheffe des voleurs osa enfin quitter des yeux l'un des pièces de la collection la plus chère au monde. Une collection depuis si longtemps disparue qu'elle était devenue légendaire.
Elle sourit à Ronie de toutes ses dents, avant de lui donner un petit coup de coude, les deux mains fermement serrées sur le bijou.
- Alors là, tu as fait fort, Cousine.
*
Dana marchait en cercle le dos droit, les mains jointes vers l’arrière. Elle regardait le plafond comme si la réponse qu’elle attendait se trouvait sur l’une des tâches de moisissure. Depuis des heures que Ronie lui avait présenté la bague, les deux cousines étaient restées enfermées dans le bureau en se livrant à toutes sortes de théories. Si l’un des joyaux perdus d’Atara était réapparu aujourd’hui, cela ne pouvait signifier qu’une chose : le reste des pierres étaient encore dans la nature et certains amphissiens avaient des informations à ce sujet.
La famille du ministre et de sa femme, ils étaient cousins germains, était de celle qui avait tirer bon parti de la guerre d’Amphis dix ans plus tôt. D’après ce qui se disait dans la rue, la famille descendait de riches bourgeois étrangers, installés depuis trois générations au pied du château. Ils avaient fait fortune dans le commerce de coton à la frontière nord du duché d’Eria. Pendant la guerre, ils avaient mené la révolte au sein même du palais royal où ils avaient leur place privilégiée. Si pendant un temps, on les avait nommés renégats, ils étaient maintenant portés en héros pour honneur rendu au peuple.
- Peut-être que les pièces ont été vendues et dispersées dans tout le continent. Ils en auraient acheté une en Eria sans même savoir de quoi il s’agissait? hasarda Ronie assise dans l’un des fauteuils qui faisait face au bureau.
Dans la légende, les joyaux d’Atara étaient aux nombre de cent vingt-et-un. Cependant aucun d’entre eux n’avait survécu jusqu’à l’air moderne. Personne ne savait vraiment ce qu’ils étaient devenus, on les disait perdus, volés, cachés ou enterrés. Une variante affirmait même que l’ensemble de la collection, rassemblée dans un coffre fort, avait sombré au fond de la mer Intérieure avec le bateau qui les transportait, et ce, dès la fin de la guerre primordiale.
Le temps avait effacé l’histoire et il ne restait plus aux chercheurs de trésor que les légendes maintes fois modifiées.
- C’est peu probable, affirma Dana de la proposition de sa cousine, sans cesser son va-et-vient. Le ministre et sa femme connaissent forcément la légende. Alors pourquoi ne pas s’en vanter ? Pourquoi ne pas exhiber le joyau aux yeux de tous ? C’est exactement le symbole de puissance qu’une famille comme la leur rêve d’avoir.
Dana jeta un regard à la bague qui était maintenant posée sur la table. Hors de la lumière, quand elle ne brillait plus de son éclat bleuté, elle ressemblait à n’importe quel bijou, surmonté de l’importe quelle pierre.
- Ca ne peut vouloir signifier qu’une chose, continua la cheffe des voleurs d’un ton solennel. Ils n’ont pas acheter le joyau. Ils l’ont volé.
A cet instant, des coups résonnèrent en provenance de la porte. Un femme de petite stature apparut à l'embrasure dès qu’elle fut invitée à entrer. Elle portait dans les cheveux et autour du cou tout un tas de chaînes qui cliquetaient à chacun de ses mouvements. Elle se racla la gorge :
- J’ai fait envoyer des messagers partout, mais aucun de nos bijoutiers n’est disponible j’en ai bien peur, annonça-t-elle en gardant la tête basse.
On l’avait chargée plus tôt de trouver un expert capable d’identifier la pierre pour confirmer qu’il s’agissait bien de l'un des joyaux légendaires, mais, alors que la fête de la ville battait son plein, tous les membres de la Société des Exocoetus Volitans étaient occupés. Certains devaient s’être joints à l'allégresse générale, tandis que d'autres, profitant du manque de vigilance global, devaient se remplir les poches de bourses volées.
Dana jura. Ce n’était pas que le temps pressait, mais si les espoirs que cette découverte avait formés devaient être brisés, elle voulait le savoir tout de suite. Elle remercia tout de même la pauvre femme qui n’avait eu que le mauvais rôle de la messagère. Elle récupéra la bague posée sur son bureau et la tendit à Ronie.
- Tiens, lui dit-elle d’un ton résolu. Reviens demain à la première heure.
L’adolescente accepta la bague comme s’il s’agissait un objet fragile. Elle la rangea dans la petite bourse volée qu’elle fourra dans sa poche. En se levant, elle sentit le tissu du fauteuil se coller à sa peau. Son corps n’avait pas réussi à l’habituer à la chaleur et elle transpirait toujours à grosse goulette. Elle passa un main sans ses courts cheveux blond qui restèrent collés sur son front par la sueur. D’un geste tendre, Dana la recoiffa.
- Je passerai le bonjour à Maman de ta part, plaisanta l'adolescente d'un air malicieux.
- Oh oui, je t'en prisb! Tu lui diras de passer à l’occasion, surenchérit l’autre sur le même ton.
Les deux cousines échangèrent un sourire complice et entendu, avant que Ronie ne s’échappe de la pièce sur la pointe des pieds.
Une fois dans la rue, Ronie dut une nouvelle fois marcher jusqu’à sa destination. La fête avait fait arrêter les omnibus qui faisaient habituellement le tour de la ville jusque tard le soir. La nuit était tombée pendant qu’elle était au Repaire et elle devait maintenant se dépêcher si elle voulait voir ne serait-ce que la fin du spectacle.
Après un détour par sa maison, Ronie, propre et changée, avait mis moins d’une trentaine de minutes pour traverser la ville d’ouest en est. Le clou de la journée devait avoir lieu sur la place de la République, au pied de l’ancien château royal. Après que la procession l’ait atteinte sur les coups de trois heures, d’autres spectacles s’étaient tenus pour la joie des amphissais. Des troupes itinérantes avaient joué leur numéro, les uns après les autres jusqu’au couché du soleil. Puis, on avait servi un grand banquet où les habitants s’étaient restaurés pour quelques sous.
A la veille du grand spectacle final, la foule s’était séparée en deux. La partie qui avait suivi la procession était restée sur la place de la République qui dominait la ville de sa hauteur; les autres avaient préféré se rendre à la plage ou sur les docks où l’air était plus respirable.
Ronie, quant-à-elle, jouait des coudes pour se frayer un chemin jusqu’à la place. Sa petite taille lui permettait de se faufiler non sans peine entre les passants. Son passage soulevait les protestations de ceux qui, comme elle, tentaient de rejoindre l’endroit où ils pourraient avoir le meilleur point de vue sur la suite des événements, mais à peine l’adolescente s'excusait de la bousculade.
Les derniers mètres furent les plus durs. Un escalier étroit menait jusqu’au sommet que la foule avait congestionné. Ronie dut presque ramper pour les dépasser. Une fois en haut, elle grimpa sur l’une des tables débarrassées de leurs services. Elle devait maintenant retrouver sa famille mais la foule était si dense qu’il lui aurait fallu une journée entière pour y arriver. Sauf si c'était elle qu'on trouvait…
Ronie sentit une main lui agripper le pantalon pour la tirer vers le bas. Couvrant le brouhaha, elle entendit une voix :
- Descend de là, veux-tu ?!
L’adolescente sauta d’un pas gracile au sol et attrapa l’épaule de sa mère qui fendait déjà la foule. Quand elle s'arrêta, ce fut à proximité des marches du palais où la foule se faisait moins dense. Un petit cercle d’homme et de femme s’était formé et discutait joyeusement dans les effluves de quelques verres d’alcool.
- Tiens mais c’est Ronie ! dit l’un d’entre eux en voyant arriver l’adolescente.
- Oncle Hurel, salua-t-elle d’un petit signe de main l’homme rondouillard qui lui avait parlé.
- J’ai cru qu’on ne tu ne nous honorerais pas de ta présence, completa une des femmes sur un ton entendu.
L’adolescente allait répliquer, mais sa mère leur intima à tous de se taire. Le spectacle allait commencer. Un ribambelle d'officiers s'éteignirent les flammes des lampadaires de la place dans un doux balai. La foule se fit silencieuse et fébrile.
Puis, un premier jet de lumière apparut sur la mer sous les acclamations médusées des amphissais. Un second, s’envola plus haut encore dans le ciel puis explosa dans une gerbe d'étincelles. Cette fois, il y eut des applaudissements. On congratulait avec joie sans même savoir qui.
Par refexe Ronie mit une main dans sa poche. A travers le tissu de la bourse elle sentait la bague d’Atara. L’adolescent sourit en pensant à toutes les aventures que sa découverte annonçait, tandis que devant ses yeux le ciel prenait feu.
à suivre....